Retour sur le Forum des Idées pour le Québec: Un système d’éducation pour le 21e siècle

ForumQC

Belle initiative que ce Forum des Idées pour le Québec, dont l’éducation était le thème cette année­. Je suis resté marqué par l’ouverture d’esprit manifestée par les participants, y compris le premier ministre. Encore plus marqué cependant par le vibrant plaidoyer de Paul Gérien Lajoie, premier ministre de l’éducation au Québec. Cet homme de 95 ans dont l’élocution tranquille et la puissance de ses propos sont venues raffermir les positions de ceux défendant l’importance de maintenir le pouvoir des commissions scolaires.

Mon second coup de coeur va aux directeurs d’établissement et des commissions scolaires dont les interventions nous ont fait la preuve qu’ils sont les mieux placés pour défendre l’intérêt public en matière d’éducation et pour agir comme mailleurs de premier plan dans leur collectivité respective.

Me viennent aussi à l’esprit les interventions de professeurs, en particulier celle de Jean-Yves Fréchette. Son parcours et sa générosité comme enseignant sont venus nous rappeler l’immense pouvoir qu’ont les gens de terrain pour faire une éducation meilleure. Comme parent, je le vois. Comme observateur de la gouvernance, je sais aussi trop bien comment les débats sur les structures tendent trop souvent à nous faire perdre de vue le pouvoir des uns, ou, en version anglaise plus affirmée, le power of one.

Reste que la plus importante contribution de ce forum aura été celle du collectif ayant pondu le Manifeste sur l’éducation au Québec Pour une nouvelle impulsion à la réussite scolaire.

Quant au forum en lui-même, dont le titre était un système d’éducation pour le 21e siècle, ce fut un rendez-vous somme toute très stimulant.

La tyrannie du moment présent

Si j’ai un regret à formuler quant aux débats, c’est qu’ils étaient résolument trop tournés vers le présent. On n’a pu le constater dès la première plénière, celle qui devait donner le ton au reste du Forum.

Comme la grande majorité des gens, j’ai grandement apprécié l’analyse prospective de Élisabeth Grosdhomme-Lulin, une ancienne conseillère auprès d’anciens premier ministres de France ainsi qu’actuelle membre du conseil d’administration de son pays.

Cette dernière nous a servi un éclairage avisé sur l’ensemble des changements économiques, sociétaux, professionnels et technologiques qui sont en voie de conditionner les enjeux éducatifs de demain.

J’aurais souhaité que les autres participants à la plénière s’attardent sur le pendant de son discours, soient les grands changements à venir à l’intérieur même du monde de l’éducation. En aucun cas, il ne fut question des tendances lourdes qui s’annoncent notamment en ce qui a trait à la mondialisation du secteur, la montée en puissance du développement applicatif mondial de l’apprentissage, ainsi que celle des grands réseaux mondiaux de prochaine génération.

Aurions-nous poursuivi dans cette voie qu’on aurait vite fait de mieux comprendre la rupture qui s’annonce dans le financement, la structure de coûts, les nouvelles formes d’organisations ainsi que la place et le rôle de l’État dans le secteur de l’éducation.

On aurait aussi pu tracer un portrait plus avisé quant aux changements à venir en matière de gouvernance.

Et puis, il aurait pu être question des mutations en cours dans les métiers du secteur et de l’arrivée de nouveaux joueurs d’envergure qui risquent de précipiter une consolidation encore insoupçonnée parmi les systèmes d’éducation nationale comme le nôtre.

En éducation, le futur est au présent

Même s’il est normal, surtout dans la conjoncture actuelle particulièrement difficile, que les enjeux présents aient dicté le ton du Forum, y compris celui du Manifeste, il m’a par contre semblé nécessaire de relativiser dans le temps la portée de cet événement ainsi que celle du manifeste.

Ce que je vous propose ici c’est une lecture passablement différente des auteurs du Manifeste quant aux changements, aux acteurs et aux caractéristiques de performance des systèmes éducatifs et formatifs de demain. Une lecture qui m’amène à nuancer 5 des 8 propositions du Manifeste.

Le mirage de la décentralisation

Sur la question du rééquilibrage du pouvoir de la gouvernance à la faveur des directions des établissements et des commissions scolaires, cela est en effet très légitime du point de vue de la gouvernance. Cependant, deux mises en garde s’imposent. La première est que si ce retour du balancier est souhaitable pour corriger des dérives habituelles, il est lui aussi voué à atteindre ses limites, tôt ou tard.

Nous vivons à l’heure des réseaux et le succès de cet effort de décentralisation viendra, non pas d’un déplacement de pouvoir d’une entité à une autre, mais de la mise en place de nouveaux liens pour mieux partager les ressources et essaimer les meilleures pratiques.

Cela vaut pour les liens que les professeurs devront tisser entre eux, tout comme ceux des commissions scolaires. Bref, la décentralisation ne sera un succès que si elle permet de bâtir des liens plus innovants. Et ce n’est rien d’acquis en soi.

Deuxième chose, encore plus importante à notre point de vue, c’est qu’il nous faut réaliser que sur un horizon de 5 à 10 ans, le pouvoir éducatif va changer de mains, et ce d’une manière beaucoup plus radicale qu’on le conçoit actuellement parmi les acteurs de l’éducation.

D’une gestion technocratique, telle qu’elle est présentement, nous allons progressivement passer à une régulation édustrielle. Une régulation dans laquelle le marché applicatif et des réseaux de prochaine génération vont dicter, par leur présence et l’importance croissante de leur contribution, la performance globale du secteur.

Pour plusieurs cela peut sembler exagérer, à la fois dans le temps et sur la forme.  Mais, pour ceux qui regardent plus loin en avant, et ce qui se passe dans les autres secteurs d’activités, l’on s’aperçoit que les considérations technologiques, économiques et organisationnelles sont en train de se mettre en place pour que le secteur de l’éducation connaisse lui aussi une rupture impliquant à la fois une désintermédiation et l’arrivée de nouveaux joueurs plus efficaces qui vont radicalement changer la donne.

Alors avant de voir la décentralisation comme une panacée,  je vous soumets qu’il  y a une réflexion d’ensemble à faire. Une réflexion à ce point importante qu’elle risque de nous retourner rapidement aux décisions au sommet de la structure. Comme quoi il faut aussi voir l’école et les structures administratives régionales comme appartenant à une histoire en train d’être réécrite.

Ce n’est pas l’arbitrage qui dicte la performance

Sur la création d’un organisme indépendant chargé de l’évaluation de la performance. De toute évidence, c’est nécessaire, et plus que jamais. Que cela n’existe pas, en dit long. On le sait, le secteur n’a jamais été porté sur l’évaluation de sa performance. On connait les raisons. Le secteur jouit d’une indépendance et d’une protection corporatiste très puissantes ayant limité de tout temps le besoin d’évaluer et de remédier.

Ainsi, il n’est pas surprenant que l’on ne fasse pas grand cas de la contribution effective de nombreuses instances et du chevauchement de leurs mandats et du tablettage de rapports. On connait aussi toute la difficulté liée à la mise en place un véritable système d’évaluation de la qualité de l’enseignement. Que dire par ailleurs du faible effort pour mesurer la valeur réelle des apprentissages hors de l’école? On repassera aussi sur l’artificialité de l’évaluation par les pairs et celle de conventions de travail dictant la promotion sur la base de l’ancienneté? Il y a enfin toute la pléthore de réformes n’ayant pas donné les résultats escomptés pour des raisons de résistance et de conception en silo. Bref, qu’un tel organisme vienne donner l’heure juste et introduire des mécanismes de remédiation, on ne s’y opposera pas.

Cependant, à la lecture qui va au-delà des enjeux immédiats, il nous parait important de préciser que nous ne croyons pas que l’amélioration recherchée sera le fer de lance qu’on anticipe. Tout au plus nous parlons ici d’un chien de garde pour le système existant.

Or, l’amélioration de la performance viendra plutôt des investissements dans les applications, le contenu, le développement des réseaux et des compétences, et surtout la prise en compte des besoins réels des clientèles.

Et bien que l’on aura toujours besoin d’un chien de garde, nous pensons que ce qui va améliorer la performance du secteur dans les années à venir, c’est avant tout l’arrivée de joueurs de prochaine génération qui vont s’évertuer à faire éclater les applications et les réseaux pour mieux desservir les clientèles. C’est là que réside le principal défi de l’accroissement de la performance réelle et non celui de mieux gérer l’arène actuelle. Donc, à court terme oui, mais à long terme, cet organisme sera appelé à devenir un agent de changement davantage tourné vers l’ouverture à l’innovation réelle.

Attention au mandat de l’INE

Sur la question de la création d’un Institut National en Éducation, l’idée est bonne sur le fond, mais j’y verrais plus d’intérêt et moins de chevauchements si, au lieu d’un brassage de structures, ou la mise en place d’une veille risquant de conforter la vision éducratique d’un changement à la marge, l’on incluait dans le mandat et la structure de cet institut, la mission de développer et d’asseoir un entrepreneuriat éducatif et formatif québécois. Un entrepreneuriat qui m’apparait nécessaire pour à la fois financer et élaborer un système éducatif et de formation ouvert et performant pour l’avenir du Québec.

Cela me parait d’autant nécessaire que ce qui nous guette à terme, y compris les autres systèmes nationaux, c’est d’être pris d’assaut par des réseaux internationaux ubérisants. Des réseaux que nos règles protectionnistes ne pourront contenir, compte tenu du différentiel de performance qu’ils offriront aux clientèles (apprenants et employeurs).

Autrement dit, si l’on veut que cet institut devienne un véritable agent de changement, alors il faudrait qu’il ne soit qu’un construit passéiste. Car soyons clairs, le défi qui est le nôtre dorénavant n’est pas seulement la réussite scolaire pour tous, c’est aussi de rester maitres chez nous, et de profiter de ce marché mondial qui s’annonce aussi colossal que stratégique.

Question de vous y faire réfléchir, j’ajouterais cette prédiction à l’effet que d’ici 15 à 20 ans, les gouvernements de la planète auront pour la plupart opté de sortir de la livraison de services éducatifs et formatifs. Pourquoi? Car à mesure que ce secteur va devenir de plus en plus intensif en capital et en technologies, et que des concurrents d’envergure mondiale vont se profiler et bâtir des réseaux affiliés, nos gouvernements comprendront qu’il vaut mieux, dans l’intérêt des apprenants, des contribuables, des parents et des employeurs, de laisser la place aux meilleurs. Aussi, il vaudra mieux concentrer les ressources du gouvernement et leur influence où cela compte le plus, notamment la réglementation (qualité et concurrence), le développement édustriel (national et d’exportation), le financement d’appoint de l’accès, ainsi que la protection des populations à risque.

Donc, Institut ou autres formes, reste à voir. Mais, le fait est qu’il y a un besoin criant de repenser l’éducation et d’une organisation phare qui va en ce sens.

Se préparer au Big Bang de la formation professionnelle continue

Sur la question de la formation professionnelle, je crois que le manifeste va dans la bonne direction, mais qu’il devrait viser plus loin et agir plus vite. Ceux qui le lisent devraient par ailleurs dépasser la vision purement secondaire et collégiale qu’on se fait encore de ce secteur. Ce jugement un peu lapidaire s’appuie sur trois tendances qui ne sont pas aussi perceptibles qu’elles devraient l’être dans le raisonnement évoqué à ce stade-ci.

La première tendance concerne la demande à venir pour la formation professionnelle continue, c’est-à-dire la combinaison du besoin de formation professionnelle scolaire et celle de la formation toute la vie durant. Nous pensons que ce marché va se développer beaucoup plus rapidement et devenir beaucoup plus imposant qu’on l’assume présentement.

Parmi les raisons pour justifier cette forte hausse de la demande, notons d’abord la transformation à venir de l’économie québécoise. Notre économie est de plus en plus dépendante de ses secteurs protégés/réglementés, particulièrement des services (finances, télécom, construction, énergie, santé, médias, éducation, administration et services publics, etc.). Nos entreprises manufacturières, dont certaines importantes (aérospatiale, aluminium, etc.), sont en perte de vitesse. La relève tarde de manière alarmante. Ainsi, nous n’aurons pas le choix dans les années à venir de nous ajuster brutalement à la forte concurrence mondiale.

De sorte qu’il est déjà prévisible que dès la fin de la présente décennie, le système verra un retour du balancier vers les métiers professionnels.

Deuxièmement, il faut comprendre que les conditions du marché du travail sont en train de se métamorphoser. En effet, le marché du travail se mondialise. La concurrence s’intensifie et pour une économie qui est au ralenti, le marché du travail devient de plus en plus précaire et morcelé. Les possibilités de carrière s’effritent et l’expérience devient non linéaire. Qui plus est, les métiers sont de plus en plus exigeants sur le plan technique et ils imposent un rythme d’apprentissage soutenu comme jamais.

En ce sens, on peut penser que la formation professionnelle en continu pourrait possiblement devenir le principal outil pour permettre à nos gens d’assurer leur compétitivité, leur longévité professionnelle et ainsi garantir leur sécurité économique sur le long terme.

Enfin, la troisième raison pour laquelle la formation professionnelle va devenir importante concerne la rupture à venir dans  secteur. À notre avis, nous sommes actuellement au stade de voir émerger des technologies, voire des solutions bientôt intégrées allant permettre de capter et de transférer comme jamais auparavant la compétence réelle à partir des lieux de travail. Il s’agit d’outils et d’applications ainsi que de la constitution de réseaux qui vont à la fois transformer l’offre et fortement favoriser la croissance de la demande en matière de formation professionnelle scolaire et continue.

De sorte que la simple formule des stages et des formations courtes préconisées dans le Manifeste ne suffira pas à repositionner le Québec. Il faudra aller beaucoup plus loin en matière de restructuration des acteurs et des investissements dans ses nouvelles plateformes. Ça va prendre des joueurs innovants ayant la détermination d’aller sur le terrain, fouiller et capturer la compétence où elle est. Il va aussi falloir se montrer plus insistant pour obtenir la collaboration des employeurs. Il va falloir changer les lois, utiliser les leviers de l’aide aux entreprises et des conditions d’obtention des contrats publics afin de multiplier les ententes-cadres pour faire en sorte que la formation professionnelle continue devienne plus réelle et plus porteuse pour nos gens. Tout comme, il nous faudra aussi exceller dans le domaine et faire nôtre une partie de cet autre énorme marché mondial.

Bref, à notre avis, il conviendrait de voir dès à présent la formation professionnelle continue pour ce qu’elle est, soit une priorité stratégique majeure. C’est d’autant plus important de le voir ainsi que nous pensons que ce secteur va devenir le principal moteur financier et technique de l’ensemble de notre complexe du savoir.

Le numérique organisationnel avant celui des classes

Enfin, sur la question du numérique à l’école, je dirai simplement ceci. Le Manifeste, comme trop de gens ont encore cette conception réductrice des outils numériques et de leur intégration dans les classes. Le fait est que si l’on veut réellement comprendre l’apport du numérique, il faut élargir le portrait quant à l’apport qu’auront les organisations de prochaine génération que cet environnement numérique va permettre d’établir. Et, c’est là, quant à moi, que l’on peut pleinement mesurer la valeur du numérique et la véritable mutation recherchée.

On le verra notamment à la montée d’un marché applicatif mondial qui va à sa manière créer une industrie de contenus et d’applications dont le degré de sophistication, d’innovation et d’efficience économique va largement excéder ce qui est actuellement possible dans le régime d’approvisionnement et d’intermédiation académique, que sont nos systèmes nationaux à petite échelle.

L’autre pendant de cette grande mutation numérique sera la montée en puissance des réseaux intelligents dont l’utilisation des technologies adaptatives, l’accès aux meilleures ressources où qu’elles soient, l’encadrement virtuel/matériel/humain optimal, et le nouveau rendu de la compétence réelle, vont vite gonfler la valeur de ces réseaux par rapport à ce qui existe présentement.

Cet apport important des nouveaux réseaux et de ce nouvel environnement applicatif ne sera pas simplement à l’avantage de la clientèle. Il profitera aussi au personnel enseignant qui sera à même de travailler avec des outils nettement plus puissants et dans un contexte réel plus valorisant.

Bref, ce qu’il nous parait important de retenir à ce chapitre, c’est que l’intégration du numérique dans la classe ne devrait pas être le point focal. D’ailleurs juger l’apport du numérique comme les spécialistes de l’OCDE le font présentement me parait être une erreur. C’est plutôt la création d’organisations et de réseaux de prochaine génération qui importe.

La nuance n’est pas anodine, car au lieu de penser à comment intégrer le numérique dans les classes, il faudrait d’abord s’attarder à bâtir un numérique organisationnel, ainsi que son corollaire. À savoir, un numérique entrepreneurial et innovant qui saura prendre sa place ici comme ailleurs sur la base d’une performance améliorée pour ses clientèles.

La refonte du MEESR

Bien que ce sujet ne soit pas abordé dans le Manifeste, il reste que tout ce que nous venons de discuter renvoie au rôle et au fonctionnement du ministère de l’Éducation. À notre point de vue, le Québec gagnerait beaucoup, tant sur le plan de la réussite scolaire et économique de nos gens, si le Ministère se dotait d’un volet édustriel axé sur l’innovation, l’emploi et l’exportation. Un volet qui devrait par ailleurs être au coeur de la stratégie numérique du gouvernement.