Je ne suis pas tendre envers le modèle académique et la dominance archaïque qu’il exerce aujourd’hui sur notre système d’éducation. Mes deux principales critiques étant que ce modèle d’intermédiation limite aujourd’hui le développement de la compétence réelle chez l’apprenant. Il soutient aussi indûment des modèles organisationnels dépassés, principalement au niveau de l’enseignement supérieur et de la formation.
Cela dit, loin de moi de suggérer d’éliminer le modèle académique qui a tant fait pour l’évolution de nos sociétés. L’idée maîtresse ici consiste plutôt à démontrer que les systèmes éducatifs de prochaine génération sont appelés à se transformer, notamment en maintenant ce qu’il a de mieux du modèle académique (infrastructures et personnel dédié) et en lui greffant les grandes occasions d’apprendre qui lui échappe actuellement. C’est ce dont il est question ici.
Apprendre de nos grands projets publics
J’ai eu la chance récemment de discuter du contenu de mon dernier article sur l’importance de passer d’un modèle académique à un modèle basé sur les compétences réelles avec un professeur émérite en génie civil. À peine avions-nous terminé les présentations d’usage qu’il se montra intrigué qu’une personne avec un parcours comme le mien se livre à une critique aussi incisive du monde académique sans y avoir été associée de près ou de loin.
Je ne sus pas trop quoi répondre à ce moment autrement qu’en bon élève de Jacques Parizeau, il n’y avait pas à mon avis de meilleur levier pour l’avancement du Québec que de s’assurer que notre système d’éducation passe au prochain niveau.À peine venait-il d’amorcer ainsi la discussion, que mon interlocuteur alla droit au but. Vous savez, me dit-il, nous les ingénieurs sommes des gens pragmatiques qui faisons dans les solutions plutôt que dans la critique. Pour une deuxième fois, je hochai respectueusement de la tête.
Après lui avoir présenté l’idée maîtresse de cette discussion, qu’il me demanda d’expliquer quelles formes pourraient prendre cette capture et ce transfert de compétences réelles dans un environnement académique. Du même coup, il voulut savoir en quoi cette idée différait des stages de formation en entreprise que les étudiants du programme devaient compléter pour obtenir leur diplôme.
Son port d’académicien et surtout la façon dont il but son espresso d’une traite me fit comprendre que j’avais peu de temps pour le convaincre de l’intérêt à poursuivre cette conversation.
Comme je m’adressais à un ingénieur insistant que je fasse dans le concret, je commençai par lui demander si l’Université dans laquelle il enseignait était impliquée de près ou de loin dans la construction du nouveau pont Champlain reliant Montréal à sa rive sud. Un projet majeur pour le Québec s’il en est un, puisque capitalisé à hauteur de 4 milliards de dollars.
Projet de construction du nouveau Pont Champlain (Montréal, Québec)
Surpris par la question, il me répondit par la négative. Je lui demandai ensuite pourquoi son université, ses départements et ses centres de recherche et de formation avaient signifié des plans quelconques visant à tirer avantage des possibilités d’apprentissage liées à ce projet majeur.
Il ne sut pas quoi répondre, mais je sentis que mes questions avaient piqué sa curiosité.
En bon stratège que je crois être, j’exprimai alors ma surprise quant au fait qu’une université reconnue ne prenne pas les moyens pour capter la compétence réelle déployée dans un projet de ce genre. C’était, à mon avis, passer à côté d’une ressource abondante, riche, pure, peu coûteuse et techniquement facile à extraire et à distribuer. Une occasion en or pour stimuler l’intérêt des étudiants et du personnel en plus de recentrer leurs efforts sur des exigences concrètes et des façons de faire concrètes.
Le temps d’un bref instant, mon interlocuteur eut sans doute envie de prétexter divers obstacles et me faire comprendre au passage que le monde du travail et celui de l’enseignement étaient deux univers différents. Il opta toutefois pour me laisser poursuivre.
Pendant les quelques minutes qui suivirent, il m’entendit soulever plusieurs points qu’il écouta avec intérêt, notamment:
- Les développements en cours quant aux nouvelles technologies de capture et de transfert en temps réels;
- La création à venir de banques de compétences situationnelles;
- Les architectures de prochaine génération permettant une progression optimale des apprenants grâce à des hyperliens et des algorithmes d’apprentissage personnalisés;
- La conception de cours-réalité suivant dans les moindres aspects la réalisation d’un projet comme celui-ci sur de nombreux plans technique, comportemental et multidisciplinaire;
- La création de plateformes collaboratives permettant de collaborer aux tâches, à la résolution de problèmes de manière réelle ou simulée;
- La possibilité de bâtir un enseignement de prochaine génération basé sur
- des situations et des enjeux concrets et stimulants,
- la résolution de problèmes réels;
- des travaux individuels et d’équipe reflétant des travaux similaires à ceux requis pour performer en situations réelles;
- une évaluation axée sur la réalité plutôt que des critères purement académiques de manière à corriger le tir et ainsi augmenter les chances de réussite une fois hors de l’enceinte de l’école;
Réalisant qu’il voyait mal cependant comment tout cela pourrait se concrétiser dans le contexte du fonctionnement du département de et l’expertise d’enseignement en place, je fis valoir que les développements à venir du côté des firmes applicatives, des plateformes collaboratives de prochaine génération allaient grandement aider à cette transition quant à la compétence professorale requise.
J’ai senti à ce moment ne pas l’avoir complètement convaincu sur l’arrivée prochaine de telles plateformes, mais il était suffisamment au diapason des développements dans les secteurs des communications, de l’information et de l’informatique pour qu’il accepte l’idée qu’une telle dynamique de l’innovation puisse éventuellement trouver sa pleine expression dans le monde de l’éducation et de la formation.
La résistance au changement
Cela dit, les objections ne tardèrent pas. Il voyait mal les entreprises impliquées accepter de devoir étaler au grand jour leur savoir-faire et leurs secrets professionnels. Je lui répondis simplement qu’il y avait des façons d’éviter ce genre de situations sur le plan juridique et organisationnel, notamment par le recours à ce qui serait un genre de clearing house, une sorte de processus d’édition assurant que l’on s’en tienne aux fondamentaux d’un transfert réussi. Je lui indiquai aussi que des incitatifs fiscaux ou des contraintes allant jusqu’à en faire une condition de l’obtention de contrats publics étaient de l’ordre des solutions possibles. Enfin, je lui rappelai que les pays ayant connu des succès prodigieux durant les dernières décennies -tels le Japon, la Corée et la Chine -, avaient justement mis de l’avant de telles mesures de transfert.
Je terminai ma réponse en indiquant qu’il était par ailleurs dans l’intérêt du Québec que l’on s’efforce de mettre de l’avant de nouveaux moyens pour aider nos gens à accroître leur compétence et à renforcer le niveau de compétitivité de nos entreprises.
Sa seconde objection consista à dire que les étudiants avaient déjà besoin de tout leur petit change pour apprendre les rudiments pour que l’on prenne en charge des problématiques de terrain. Ma réponse alla dans le sens d’un apprentissage plus concret, plus appliqué correspondant davantage à une façon plus efficace d’apprendre. Je vantais les mérites d’un modèle plus complet adressant les limites inhérentes du modèle académiques peu souvent discutées dans le monde académique, notamment:
- La pertinence de ce genre de projets sur le plan cognitif alors qu’ils permettraient aux apprenants d’apprendre mieux en pouvant voir, ressentir, expérimenter et vivre ce qui se fait dans la vie courante plutôt que de rester trop souvent uniquement confiner à des théories, des cours et des classes trop souvent abstraites et déconnectées de la réalité;
- Le fait que l’on puisse tisser des liens plus serrés entre les lieux d’apprentissage et les environnements de travail et de vie et moduler ainsi les parcours d’apprentissage, mais aussi la formation, le recrutement, l’évaluation et la promotion du personnel enseignant et celui de la recherche;
- Le fait de libérer la pédagogie en la rendant réellement active cette fois et en donnant ainsi tout son sens à de vraies classes inversées et à une réelle co-construction des savoirs;
- La possibilité de s’attaquer à des épiphénomènes du modèle académique comme la démotivation et le décrochage scolaire, les retards dans les parcours, la socialisation purement juvénile en milieu scolaire, le rat race des notes, etc.
- La possibilité de mieux inculquer la discipline, la ponctualité, l’effort, le sentiment du devoir accompli, le travail d’équipe, la critique constructive, la créativité, l’innovation et le goût de faire, d’entreprendre et de performer.
Bien que j’ai senti l’intérêt de mon interlocuteur croître tout au long de cette discussion, je m’étais tout de même rendu compte qu’il était loin de trépigner à l’idée de voir une telle approche gagner en importance. Sans qu’il l’ait dit clairement, je pouvais deviner que cela pouvait avoir à faire avec le fait qu’un tel modèle puisse remettre le rôle central de l’enseignant-académicien.
En effet, il sut me faire comprendre assez vite que le monde de l’enseignement avait suffisamment de poids politique, d’influence, de droits enchâssés pour résister très longtemps à un tel changement. Déjà que la réticence est grande lorsqu’il est question d’évaluation de performance, il était impensable que celle-ci soit désormais conditionnelle à leur capacité de se positionner habilement comme ressource-clé dans un tel processus.
Une fois ce dernier jugement tombé, j’eus à peine le temps de le remercier de son attention qu’il retourna auprès de ses pairs, content de reprendre son discours habituel.
Quant à moi, je ne pus faire autrement que me rappeler une phrase de Jacques Parizeau qui disait qu’on a beau avoir créé de grandes organisations au Québec, elles seront toujours à bâtir et à rebâtir.