Une des façons d’expliquer l’évolution probable du marché éducatif consiste à situer celui-ci dans le cadre d’un continuum historique. Ce texte suggère que le cycle caractérisant le marché de l’éducation depuis les années 60 est en voie de prendre fin au profit d’un nouveau cycle nettement plus performant. Ce passage d’un cycle à un autre ne sera pas sans conséquence puisqu’il soulève une série de questions quant à la crise à venir des systèmes traditionnels d’enseignement, les réponses stratégiques possibles et les caractéristiques des joueurs qui domineront le prochain cycle.
Graphique 1
Le passage à un nouveau cycle sur le marché de l’éducation
La fin du cycle actuel
Comme le suggère le graphique ci-haut, la période des années 1960 à 1980 a été marquée par le début d’un nouveau cycle en éducation. Au Québec comme ailleurs, nous sommes passés d’un système élitiste à un système nettement plus accessible et fortement axé sur la spécialisation du travail.
Le démarrage de ce nouveau cycle s’inscrit dans un contexte particulièrement favorable:
- Une forte croissance économique;
- Un fort niveau d’industrialisation et de développements techniques;
- Une course inégalée des emplois dans les secteurs publics et privés, particulièrement en Occident;
- L’apogée du nationalisme économique technocratique et de l’interventionnisme public qui font du secteur de l’éducation une pièce maitresse du développement économique et social.
Ainsi, on assistera durant cette période à la mise en place expéditive d’infrastructures majeures en éducation. Les dépenses en immobilisations sont colossales. On recrute abondamment parmi des filières nouvellement créées qui parviennent difficilement à générer le personnel requis.
La crise économique du début des années 80 va mettre fin à l’expansion. Les effets combinés des premiers signes d’effritement de la compétitivité des structures industrielles nationales occidentales ainsi que la crise des finances publiques qui en découle vont amener les gouvernements à freiner le développement tous azimuts des infrastructures publiques, incluant celles du secteur de l’éducation.
Commence dès lors ce que l’on pourrait considérer comme une phase de gestionnarisation du secteur de l’éducation. Une phase durant laquelle le secteur doit désormais composer avec des moyens financiers limités et minimiser du coup les facteurs d’atrophie affectant déjà sa performance, notamment:
- L’hypersyndicalisation du secteur;
- La bureaucratisation excessive des structures et des processus d’affaires;
- Une gouvernance politique laxiste;
- Un développement en silo qui ne maximise pas autant qu’on le croit la contribution du secteur à la création de richesse dans l’économie.
À l’inverse, d’autres facteurs vont contribuer à maintenir le niveau d’investissement et la performance du secteur durant cette seconde période:
- L’essor économique général observé à partir de la deuxième moitié des années 80 et l’impact budgétaire favorable lié à l’effet d’enrichissement généré par les marchés boursier et immobilier;
- Le repositionnement des économies occidentales sur les secteurs d’avenir (Technologies, biotech/pharma, tertiaire, et autres secteurs à haute valeur ajoutée);
- Des gains de productivité importants liés aux technologies de l’information et des communications et à des processus d’affaires améliorés;
- Des externalités positives, comme la relance de la course aux emplois de qualité (informatique, ingénierie, sciences et gestion) et la hausse appréciable des budgets de recherche en provenance des organismes subventionnaires et des entreprises.
Toutefois, bon nombre des facteurs de continuité précédents vont perdre de leur traction avec le recul économique occidental qu’on observe à partir des années 2000.
Un nouveau cycle
Comme le suggère le graphique précédent, la période actuelle marque le début d’un nouveau cycle qui verra le passage d’un système éducatif national à celui d’un marché mondial de l’éducation.
À la différence du cycle précédent, on constatera que ce nouveau cycle comporte trois différences importantes avec le précédent. Premièrement, le niveau de performance n’est plus le même. Cela signifie que les systèmes d’éducation introduits durant ce second cycle seront nettement plus performants. Deuxièmement, ce nouveau cycle comporte l’arrivée de nouveaux concurrents qui viendront transcender l’existence de systèmes nationaux protégés et fortement subventionnés. Troisièmement, ce nouveau cycle se caractérise par la disparition des facteurs ayant contribué à soutenir à un niveau artificiellement la performance des systèmes nationaux. Il est important de s’attarder sur ce troisième point étant donné qu’il est au cœur de ce qui attend nos systèmes actuels d’enseignement dans les prochaines années.
Régressions économique et technologique en fin de cycle
Tel que nous l’avons illustré sur le graphique, nos systèmes actuels d’enseignement doivent s’attendre à une régression économique en raison de la perte de compétitivité des économies nationales et son impact négatif sur le niveau des dépenses publiques. Il faut aussi s’attendre à ce que les gains de productivité liés à la modernisation du secteur de l’éducation favorisent les nouveaux systèmes plutôt que les systèmes existants. Reprenons cela plus en détail.
En ce qui a trait à l’influence défavorable de l’économie sur les dépenses en éducation, je crois qu’il nous faut être réalistes et comprendre que la plupart des économies nationales occidentales ne retrouveront pas leur niveau de compétitivité d’antan à moins de changements majeurs. Structurellement parlant, la raison est fort simple. En raison de l’intensification de la concurrence au plan mondial, il est clair que nous évoluons actuellement vers une distribution des structures de production de richesse nettement moins avantageuse pour l’Occident qu’elles ne le furent jadis. Surtout, du temps où les États-Unis étaient de loin la première puissance économique mondiale et que l’Allemagne ainsi que la France et l’Angleterre pouvaient du coup s’affirmer sur le pôle européen. Aujourd’hui, la création de richesse est non seulement plus âprement disputée, mais elle est surtout mieux distribuée géographiquement. Elle est clairement à l’avantage des pays émergents et surtout des multinationales. Mais le point le plus important en ce qui nous concerne est que les grands perdants sont avant tout les États-nations, leurs structures industrielles de plus en plus trouées par la concurrence mondiale et les niveaux de dépenses publiques hérités d’un contexte économique passé et qui sont désormais insoutenables.
Sans présumer négativement de la portée des réformes à venir et du positionnement des entreprises actives chez nous, il me parait judicieux d’assumer que le Québec et bien d’autres régions du monde devront réalistement réduire leur niveau de dépenses publiques au cours des prochaines décennies, particulièrement en éducation. Cette réduction est d’autant probable qu’à la différence des décennies précédentes, le gouvernement pourra cette fois compter sur des alternatives intéressantes ainsi que de nouveaux modèles financiers qui pourraient changer la donne pour les contribuables. Nous y reviendrons.
S’il nous faut considérer à juste titre que l’économie jouera en défaveur des systèmes éducatifs subventionnés et protégés actuels, il nous faut réaliser un point encore plus important à mon avis. Il concerne le fait que la prochaine vague de modernisation technologique à impacter le secteur de l’éducation sera assurément colossale. Mais surtout, elle profitera aux nouveaux systèmes éducatifs.
Cette vague sera importante, car nous ne parlons pas ici de gains généraux de productivité comme ce fut le cas lors des deux dernières décennies. Il s’agit plutôt de développements technologiques qui vont considérablement augmenter la performance des nouveaux systèmes au niveau du transfert et de l’assimilation des connaissances, des modèles organisationnels, des structures de coûts et de financement. Nous reviendrons plus en détail sur chacun de ces points dans un prochain texte.
Crise ou dualité?
S’il n’y a aucun doute que les premières moutures de nouveaux systèmes intégrés du savoir (Création/distribution/assimilation/gestion) vont nous permettre dès la fin de la présente décennie d’atteindre un nouveau rythme de croisière dans l’acquisition et l’assimilation du savoir, il est plus incertain d’affirmer ce qu’il adviendra des systèmes actuels dans le cadre de ce nouveau cycle de performance. Cela dit, trois directions nous semble prévisibles.
Premièrement, il est clair que l’immobilisme et le statu quo ne sont plus des options viables. À ce compte-là, un bon nombre des systèmes actuels ne feront pas la transition.
Deuxièmement, comme c’est généralement le cas lors d’un passage d’un cycle à un autre, l’instinct de survie et la protection des privilèges des joueurs dominants vont inciter ces derniers à mettre de l’avant une stratégie dualiste. Une stratégie qui consiste d’une part à protéger et à exploiter leurs leviers actuels (marque, réputation, ressources, bases de clientèles et de revenus, subventions, protectionnisme) et à internaliser d’autre part les nouveaux systèmes à même leurs offres grâce à des intégrateurs bien disposés à profiter de leurs efforts de repositionnement.
Personnellement, je ne me fais pas d’illusions sur la viabilité à long terme de cette stratégie dualiste, et ce pour deux raisons principalement. Premièrement, ce marché est à ce point colossal et stratégique qu’il deviendra assurément un théâtre d’opérations pour des joueurs puissants, riches et extrêmement innovateurs. À l’inverse, je vais montrer une certaine retenue en disant que la démonstration reste à faire de la capacité réelle des joueurs existants à s’affranchir de leur lourd bagage d’infrastructures, de personnel et de processus d’affaires périmés. C’est d’autant peu probable qu’ils réussissent un tel changement que nous parlons de joueurs dont les rapports de force internes ont été historiquement teintés par une forte résistance au changement tant pour des raisons syndicales que des principes hiérarchiques séculaires et bon nombre de facultés, dont les perceptions et les pratiques ensilées font trop souvent abstraction des besoins réels des entreprises et de la société. Nous parlons aussi d’organisations dont les gestionnaires et leur gouvernance n’ont pas démontré historiquement leur capacité à piloter des changements dont l’envergure stratégique est telle de nos jours qu’elle a conduit à la disparition d’entreprises dominantes avec des gestionnaires émérites à leur tête. Par ailleurs, je vois mal comment nos systèmes actuels devenus acheteurs nets de technologies et d’applications pourraient réussir à accoucher d’un modèle d’affaires viable et contributoire à notre développement social et économique.
Enfin, la troisième direction, et celle que je préconise, consiste à ne pas laisser les joueurs actuels épuiser les munitions des contribuables à faire des Kodaks et AT&T d’eux-mêmes. Au lieu nous mettre en place les conditions pour faire émerger des joueurs habiles et agiles capables de rivaliser en temps opportun dans le cadre du nouveau cycle qui s’amorce. Ce point me parait d’autant plus important que l’histoire du management nous montre dans ce genre de situation les changements requis pour passer d’un cycle à un autre proviennent rarement des organisations existantes. Ce genre de changements radicaux sont généralement l’apanage de ressources internes défroquées qui décident de s’affranchir, de visionnaires, d’entrepreneurs, d’innovateurs et de consolidateurs qui s’amalgament, triment dur et profitent d’opportunités de départ pour éventuellement s’imposer face à des joueurs dépassés et minés par un paradigme qui n’est plus.