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Je me souviens. C’était il y a 13 ans. Je donnais une conférence à Toronto devant un auditoire composé de gestionnaires de portefeuille et de personnalités bien connus dans l’industrie canadienne des télécommunications. Pour tout vous dire, je n’étais pas à l’aise. J’étais nouveau dans le domaine. Mon propos était en avant son temps et remettait directement en cause la stratégie d’affaires de certains de nos grands fleurons nationaux.
Je crus avoir bien relevé le défi jusqu’à ce que le prochain conférencier me croise sur l’estrade et me lance un sourire en coin. C’était un homme assuré, manifestement né du bon côté de la barrière génétique et sociale. On aurait dit un croisement entre Bill Clinton et Georges Clooney. Et que dire de sa feuille de route aussi impressionnante que celle de l’entreprise qu’il représentait? Avant d’amorcer sa présentation, cet homme aussi charismatique qu’avisé sentit le besoin de se tourner à nouveau vers moi. Sur un ton dérisoire, et avec l’assurance du conférencier-vedette, il lança une boutade bien sentie qui provoqua un éclat de rire parmi l’assistance.
Je ne sais pas ce qu’il est advenu de lui, mais on sait tous aujourd’hui qu’il se trompait. Contrairement à ce que sa boutade laissait présager, il n’y a jamais eu de touche CTRL-ALT-DEL sur les téléphones des compagnies de câble comme Vidéotron. Quelques années plus tard, les câblodistributeurs, jusque-là considérés comme des opérateurs de second rang, avaient réussi grâce à la téléphonie IP à soutirer avec une facilité déconcertante une grande part du marché des télécoms. Il est également possible que vous soyez parmi ceux qui ont souffert du manque de vision du beau Georges et de ses collègues de Nortel qui n’ont pas su réagir à temps devant cette tendance pourtant prévisible.
J’imagine certains d’entre vous, sourcils froncés, vous demandez quel peut bien être le rapport entre la révolution déclenchée par l’avènement de la téléphonie IP et ce qui se passe actuellement dans le monde de l’éducation. Au risque de simplifier, je dirai que l’éducation est elle aussi à la veille de connaître sa propre révolution IP. Une révolution qui sera caractérisée d’ici quelques années par :
- Une prédominance des budgets et du temps consacrés par les gestionnaires, le personnel et les étudiants à utiliser le réseau Internet pour enseigner, apprendre, collaborer, soutenir, communiquer, évaluer, et gérer le processus éducatif dans son ensemble;
- La mise en place d’architectures ouvertes et d’écosystèmes applicatifs qui ouvrira la porte à une armada d’entreprises et d’organisations diverses qui vont rivaliser d’adresse ici comme partout ailleurs pour accaparer ce marché aussi colossal que stratégique;
- Une déréglementation et un décloisonnement du financement public alors que nos gouvernements n’auront d’autre choix politiquement et financièrement que de laisser entrer ces nouveaux systèmes afin que nous puissions suivre la cadence des autres nations;
- Une clientèle décuplée par les nouvelles possibilités d’apprentissage scolaire, professionnel et en continu qui n’hésitera aucunement à aller vers les nouveaux systèmes qui lui paraîtront plus accessibles, attrayants, performants et garants de son futur;
- Une mondialisation du marché de l’éducation à l’issue de laquelle les systèmes éducatifs nationaux disparaîtront à moins d’une transformation radicale de leur part;
- Une transformation qui se traduira par des pertes d’emplois et des importations massives de systèmes et de services éducatifs à moins que nous nous organisions pour élever notre jeu au niveau mondial et ainsi profiter de cette manne qui s’annonce aussi lucrative que névralgique pour notre économie de demain.
Vous avez peine à imaginer qu’un tel changement soit possible, et ce malgré l’attrait que représente un marché dont les dépenses annuelles mondiales se mesurent en trillions de dollars? Vous croyez que l’aura institutionnelle surfaite de l’éducation lui permettra d’échapper aux considérations économiques qui poussent à la mondialisation? Vous pensez que les nouvelles technologies en cours de développement ne sont qu’un autre mirage technologique orchestré par des peddleurs de technologies comme ce fut le cas dans le passé? Vous croyez que même si ces technologies s’avèrent à la hauteur cette fois que nos syndicats feront plier le gouvernement et la population pour en proscrire l’utilisation? Détrompez-vous. Ce ne sera pas le cas. Afin d’illustrer ce qui me paraît être la dynamique des changements à venir, je vous invite à considérer le scénario suivant.
Transposons-nous d’abord sur un horizon de cinq à sept ans en imaginant les changements technologiques et économiques qui pourraient survenir d’ici ce temps. Maintenant, demandez-vous ce que vous feriez si vous étiez le Directeur de notre vénérable École Polytechnique et qu’un bon matin vous appreniez qu’un consortium – formé d’une trentaine de partenaires de la trempe des Google-MIT-Caltech-Cisco-Bechtel et SNC – annonçait un investissement conjoint de 5 milliards de dollars pour la création d’un programme universitaire mondial d’enseignement et de recherche en génie? Imaginez qu’il s’agisse d’un programme multilingue dont les campus virtuels et physiques disséminés à l’échelle de la planète seraient dotés des meilleurs professeurs, chercheurs, équipements de laboratoire et outils d’apprentissage qu’une telle somme puisse procurer? Imaginez du même coup qu’on vous demande de participer à titre de partenaire local sous réserve que vous deviez transformer radicalement votre structure du personnel et vos façons de faire? Imaginez en outre que vous appreniez qu’en cas de refus, un de vos concurrents locaux s’apprête à prendre votre place et à soutirer vos meilleures ressources mettant ainsi en péril votre position de chef de file et la qualité de vos programmes de recherches et d’enseignement?
Maintenant, mettez-vous à la place d’un jeune Québécois de Montréal, de Gaspé ou du Nunavik qui contemple la profession d’ingénieur? Que pensez-vous qu’il fera lorsqu’il apprendra l’existence d’un tel programme? Vous croyez qu’il optera pour une école d’ingénierie locale sous-financée et en perte de vitesse au détriment d’une université riche, moderne, et pilotée par des joueurs de classe mondiale, dont la renommée, les cours, les applications et les technologies à la fois innovatrices et performantes dicteront le standard par lequel les autres institutions se mesureront?
Croyez-vous que notre jeune candidat sera tenté par un contexte d’apprentissage traditionnel caractérisé par des efforts en solitaire, des classes trop souvent blasées données par des profs ou des chargés de cours relativement sous-payés et méconnus? Au lieu de cela, ne croyez-vous pas qu’il préférera, et de loin, une communauté d’apprentissage hyperconnectée, accessible de partout en tout temps, et qui comptera dans ses rangs des profs, des chercheurs, des formateurs, des pédagogues, tous réputés et attirés par une rémunération à la hauteur de leurs talents? Des gens tels des agents libres dont la contribution et le maintien en poste seront constamment réévalués en fonction de la qualité, de la popularité et de la pertinence de leurs apports?
En outre, croyez-vous que notre étudiant lèvera le nez sur l’utilisation d’agents intelligents sophistiqués qui évalueront en continu ses apprentissages, détectant au passage ses forces et ses faiblesses, pour ensuite personnaliser les contenus, les tests et l’ensemble des outils de support (informatiques et humains) disponibles de manière à optimiser sa progression scolaire? Vous croyez qu’il hésitera une seconde lorsqu’au lieu d’articles scientifiques et de manuels scolaires périmés qui sont actuellement l’apanage de notre système éducatif, on lui proposera des contenus à la fine pointe? Des contenus pertinents et attrayants tels des cours-réalité qui lui feront vivre les diverses facettes de son futur métier en fonction de ce qui se passe en temps réel sur les grands chantiers du monde? Et que dire d’applications avancées telles des simulateurs dont les coûts de développement se chiffrant dans les millions de dollars n’auront de sens que pour des joueurs pouvant les amortir sur une clientèle mondiale?
Enfin, croyez-vous que notre jeune ingénieur en devenir, voyant le monde s’ouvrir à lui de la sorte, hésitera une seconde à bafouer notre sacro-saint système national, surtout lorsqu’il deviendra clair à ses yeux que les firmes d’ingénierie de la planète accordent plus de valeur à ce type de plateformes pour former et recruter leurs employés?
Et que dire du pôle d’attraction que de telles plateformes exerceront sur les étudiants, les profs et les chercheurs sachant qu’ils se joignent à un réseau de partenaires leur offrant dès le jour 1 la possibilité de participer aux plus importants contrats de R et D au pays et ailleurs dans le monde?
Maintenant que vous entrevoyez les possibilités, élargissons le portrait et demandez-vous ce que fera notre gouvernement lorsqu’un déferlement similaire d’applications, de systèmes clé en main, d’écoles internationales du genre précité deviendra accessible pour tous les programmes et tous les niveaux, de la prématernelle à l’université en passant par la formation professionnelle et continue? Croyez-vous que malgré les milliers d’emplois en jeu, le gouvernement voudra ou même pourra résister à la venue de ces Walmart, Costco, et Amazon de l’éducation? Et, même s’il devait se laisser tenter par un élan momentané de protectionnisme, pouvez-vous imaginer la grogne étudiante, celle des parents et des contribuables si notre gouvernement refusait de financer leur scolarité dans ces écoles sous prétexte de protéger un système aussi coûteux qu’archaïque? Sans compter qu’un tel protectionnisme minerait la compétitivité de nos entreprises et accroîtrait le problème de l’exode des cerveaux.
Bien sûr, il s’en trouvera plusieurs pour décrire ce scénario comme étant hautement hypothétique, voire irréaliste. Mais l’est-il vraiment? Et même s’il l’était en partie ou que des solutions hybrides avaient plus de sens, la réflexion que ce genre de scénarios n’a-t-elle pas au moins le mérite de jeter un éclairage nouveau sur les sempiternels débats qui entourent le monde de l’éducation au Québec? Ne croyez-vous pas en effet qu’au lieu de gratter les fonds de tiroir de l’État et de débattre à bâtons rompus sur qui doit payer quoi et dans quelle proportion, nous devrions plutôt nous demander si nous sommes toujours en train de payer pour la bonne chose?
Ne croyez-vous pas qu’au lieu de chercher constamment à greffer de nouvelles structures et de nouveaux mécanismes de gouvernance sur un système vieux de cinquante ans, nous ne devrions pas plutôt nous demander si le genre d’organisation hypertrophiée dont nous avons hérité n’est pas en soi la cause du problème, d’autant plus que ce genre d’organisation est appelée à disparaître? D’ailleurs, ne croyez-vous pas qu’au lieu de consacrer 80 % du budget de l’éducation à des immobilisations et des charges administratives diverses, nous devrions plutôt réfléchir à des modèles qui nous amènent à un ratio de dépenses plus productif? Ne croyez-vous pas aussi qu’au lieu d’investir des milliards dans la réfection des écoles comme nous devrons le faire dans les prochaines années, il faudrait plutôt se questionner sur ce que sera l’école de demain? Au lieu d’investir encore les yeux fermés dans la prochaine cuvée des méthodes pédagogiques du Ministère et de subventionner la survie du livre scolaire québécois, ne devrions-nous pas orchestrer une transformation stratégique de ce secteur en encourageant la mise sur pied de studios éducatifs qui pourraient nous aider à nous positionner dans le futur?
Ne croyez-vous pas aussi que le temps est venu de voir clair dans les palabres corporatistes de certains acteurs du système? Des acteurs habitués depuis des décennies à se comporter comme si les milliards de dollars que nous leur octroyons chaque année n’étaient qu’un jeu d’argent à somme nulle entre eux sans qu’ils n’aient jamais à se remettre en cause ou à tenir compte des changements dans notre économie et le reste du monde? D’ailleurs, n’y a-t-il pas lieu de se questionner sur le fait que la quasi-totalité des acteurs réunis autour de la grande table de l’éducation québécoise a pratiquement tout intérêt à ce que le système demeure sensiblement le même?
Enfin, ne croyez-vous pas comme moi que le véritable chantier sur lequel nous devrions travailler dès à présent est ni celui de la gouvernance, du financement ou de la mise en place d’un Conseil des Universités, mais plutôt celui permettant d’identifier les moyens pour que nous restions maîtres chez nous et que nous puissions occuper une place de choix lorsque cette autre vague de mondialisation aura déferlé? N’est-ce pas d’ailleurs la façon de garantir un meilleur avenir à nos jeunes que de leur permettre d’acquérir une éducation à la fine pointe en plus de se lancer à l’assaut d’un marché qui s’annonce tout aussi lucratif que névralgique pour notre économie de demain?
Alors de grâce, ne faisons pas de notre système d’éducation le legs manqué de notre génération.